CHAPITRE VIII

 

MISS MARPLE FAIT SON ENTRÉE

 

1

 

Craddock posa sur la table de son chef le texte dactylographié de son rapport sur les conversations qu’il avait eues à Chipping Cleghorn. Rydesdale venait d’achever la lecture d’un télégramme arrivé de Suisse.

— Ainsi, dit-il, il avait un casier judiciaire chargé. C’était à prévoir...

— Oui, monsieur.

— Des histoires de bijoux, de fraudes douanières, de chèques maquillés. Un vilain bonhomme...

Craddock restant muet, Rydesdale leva la tête.

— Quelque chose qui vous embête, Craddock ?

— Oui, monsieur.

— Quoi donc ? Cette affaire me paraît toute simple... Voyons ce que ces gens vous ont dit !

Il prit le rapport et le parcourut rapidement des yeux.

— Toujours la même chose ! conclut-il. Des déclarations vagues et contradictoires... Mais, en définitive, le tableau est assez net...

— Oui, monsieur. Seulement, il ne correspond pas à la réalité !

— Vous croyez ?... Rudi Scherz quitte Medenham par le car de 5 h 20, pour arriver à Chipping Cleghorn à 6 heures. Descendant de voiture, il s’éloigne en direction de Little Paddocks. Il pénètre dans la maison sans difficulté, vraisemblablement par la grande porte. Il tient tout le monde en respect avec son revolver, tire à deux reprises, blesse miss Blacklock et se tue, d’une troisième balle dont nous ne saurions dire si elle a été tirée volontairement ou non. J’admets que ses mobiles restent obscurs. Pourquoi tout ça ? Nous l’ignorons. Mais on n’attend pas de nous que nous répondions à la question : « Pourquoi ? » Suicide ? Accident ? Le coroner et son jury en décideront. Notre tâche à nous est terminée !

Craddock n’était pas convaincu.

— Vous avez des raisons de penser qu’à Chipping Cleghorn quelqu’un vous a menti ?

— Je crois que cette Mitzi en sait plus qu’elle ne veut dire, mais c’est peut-être de ma part une idée-préconçue.

— Elle aurait été complice ?

— Ça ne me surprendrait pas ! Dans ce cas, il faudrait admettre qu’il y avait, dans la maison, quelque chose d’intéressant à voler, de l’argent, des valeurs ou des bijoux. Et miss Blacklock, dont le témoignage est corroboré par d’autres, jure que rien, chez elle, ne pouvait tenter un cambrioleur. Il y a un autre point : miss Bunner est absolument sûre que ce Scherz voulait tuer miss Blacklock.

— Vous m’avez signalé vous-même que cette miss Bunner...

— Miss Bunner n’est pas, en effet, un témoin sur lequel on puisse faire fonds. Elle est très malléable et on peut lui mettre toute sorte d’idées dans la tête. Mais il se trouve justement qu’en la circonstance, l’hypothèse est absolument sienne. On ne lui a rien suggéré. Pour une fois, elle nage à contre-courant. Cette idée-là est à elle, et à elle seule !

— Et pourquoi Rudi Scherz aurait-il voulu tuer miss Blacklock ?

— C’est ce que je me demande ! Miss Blacklock elle-même n’en sait rien... à moins qu’elle ne mente beaucoup mieux que je ne crois.

Craddock conclut par un soupir désolé.

— Souriez, Craddock ! s’écria Rydesdale. Vous déjeunez avec sir Henry et moi au Royal Spa, qui nous servira ce qu’il a de mieux !

Un peu surpris, l’inspecteur remercia son chef de l’honneur qu’il lui faisait. Celui-ci reprit :

— Nous avons reçu une lettre...

Rydesdale s’interrompit pour saluer d’un joyeux bonjour sir Henry qui entrait.

— Vous arrivez bien, sir Henry ! J’ai quelque chose pour vous !

Sir Henry serra la main de Rydesdale et celle de son filleul, puis demanda de quoi il s’agissait.

— De la lettre d’une vieille toquée, répondit Rydesdale. Elle est au Royal Spa Hotel et elle nous fait savoir qu’elle aurait des informations intéressantes à nous communiquer à propos de l’affaire de Chipping Cleghorn.

— Je vous l’avais bien dit ! Les vieilles toquées, il n’y que ça de vrai ! Qu’est-ce qu’elle a à vous apprendre, celle-là ?

Rydesdale jeta un coup d’œil sur la lettre qu’il tenait à la main.

— Elle écrit comme ma vieille grand-mère... Tout est souligné. Elle espère qu’elle ne nous fera rien perdre d’un temps précieux entre tous, mais elle croit qu’elle peut nous être de quelque utilité. Elle s’appelle... Voyons... Jane... Murple... Non, Jane Marple...

— Jane Marple ? Pas possible ? Mais, George, c’est ma vieille toquée à moi, la seule, l’unique, l’inimitable ! Et, au lieu d’être tranquillement chez elle, à Saint-Mary Mead, elle est ici, à Medenham Wells ? C’est simplement merveilleux !

Rydesdale ricana.

— Je serai ravi de faire la connaissance de cet extraordinaire numéro ! Allons au Royal Spa et voyons la dame ! Vous avez l’air sceptique, Craddock ?

— Du tout, monsieur, du tout !

Craddock disait cela par pure politesse.

 

2

 

Miss Jane Marple n’était pas tout à fait telle que Craddock se la représentait, mais il s’en fallait de peu. Elle paraissait beaucoup plus insignifiante qu’il ne l’avait imaginée, et beaucoup plus âgée. Avec son visage tout ridé et ses cheveux couleur de neige, elle faisait même terriblement vieux. Ses yeux bleus étaient innocents et candides. Elle portait sur les épaules un fichu de dentelle et tricotait une petite cape d’enfant.

Elle accueillit sir Henry avec des transports de joie un peu incohérents et son agitation s’accrût quand il lui eut présenté le commissaire Rydesdale et l’inspecteur Craddock.

— Vraiment, sir Henry, je suis ravie !... Il y a si longtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir !... Oui, mes rhumatismes me tourmentent toujours et c’est pour ça que je suis ici. La pension, dans cet hôtel, coûte un prix fou et je n’y serais certainement pas si Raymond... C’est mon neveu, Raymond West... Vous vous souvenez de lui ?

— Bien sûr ! D’ailleurs, tout le monde le connaît.

Craddock avait la très nette impression que la dame n’était pas loin du gâtisme.

Le directeur de l’hôtel ayant mis son appartement à la disposition des policiers, ce fut dans le confortable bureau personnel de Mr. Rowlandson que, sur l’invitation de Rydesdale, miss Marple dit pourquoi elle avait écrit à la police.

— Il s’agit d’un chèque, qu’il a falsifié.

— Il ? Qui, « il » ?

— Le jeune homme qui était ici à la réception, celui qui aurait préparé ce « hold-up »...

— Vous dites qu’il aurait falsifié un chèque ?

— Oui. Je l’ai là...

Elle tira de son sac à main un chèque, qu’elle posa sur la table.

— C’est un chèque que la banque m’a renvoyé, ce matin, avec les autres. Comme vous pouvez le voir, il était de sept livres et on a transformé « sept » en « dix-sept ». Du travail facile, mais bien fait. L’encre est la même, car c’est sur le bureau même de la réception que j’avais rempli mon chèque. A mon avis, il n’en était pas à son coup d’essai. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense surtout, dit sir Henry, que, pour cette fois, il avait mal choisi sa victime.

Miss Marple approuva d’un hochement de tête.

— C’est assez mon opinion. Il n’aurait pas été loin dans la carrière criminelle. J’étais la dernière personne à choisir ! Une vieille dame qui ne peut pas se permettre le moindre gaspillage, épluche ses comptes, elle a ses habitudes et elle sait fort bien que jamais, de sa vie entière, elle n’a fait un chèque de dix-sept livres. Vingt livres, oui, parce que c’est une somme ronde, correspondant ses dépenses ordinaires du mois... Sept livres, oui, parce qu’on a ses habitudes. Mais dix-sept livres, jamais ! Je devais fatalement découvrir tout de suite que le chèque avait été maquillé. C’est bien comme ça qu’on dit ?

— Oui, confirma Rydesdale avec un sourire. Ce Rudi Scherz était un personnage peu recommandable. Nous savons qu’en Suisse il avait eu plus d’une fois affaire à la justice.

— C’est, sans doute pour cela qu’il avait quitté son pays, pour venir en Angleterre. Avec de faux papiers, je présume ?

— Exactement.

— Il sortait beaucoup avec une petite rousse qui sert à la salle à manger. Heureusement pour elle, je pense qu’elle ne l’aimait pas. Vous a-t-elle dit tout ce qu’elle sait ?

— Je n’en suis pas absolument sûr, répondit prudemment Craddock.

— Pour moi, continua miss Marple, elle a encore des choses à vous confier. Elle a l’esprit préoccupé, car elle fait très bien son service et, ce matin, elle avait oublié de mettre un petit pot de lait sur le plateau de mon petit déjeuner. Et y a quelque chose qui la tracasse. J’ai idée qu’il vous sera facile, à vous, de la convaincre qu’elle doit vous dire tout ce qu’elle sait !

Cette dernière phrase, miss Marple l’avait prononcée les yeux fixés sur Craddock. Son regard limpide disait en toute candeur qu’elle le trouvait beau garçon. Sir Henry sourit et l’inspecteur rougit.

— Ses confidences peuvent être intéressantes, poursuivit miss Marple. Il lui a peut-être donné le nom de l’autre.

Rydesdale fronça le front.

— L’autre ?

— Je m’explique mal. L’autre, pour moi, c’est la personne inconnue pour le compte de laquelle il opérait.

— Vous considérez donc qu’il n’a pas agi de sa propre initiative ?

La question parut surprendre la vieille dame,

— Mais bien sûr !... Voilà un jeune homme peu scrupuleux. Une petite malhonnêteté ne lui répugne pas, il falsifie un chèque portant sur une somme ridicule, il est capable de mettre un couvert dans sa poche ou de prélever un peu d’argent dans le tiroir-caisse, tout cela pour pouvoir s’acheter des cravates et offrir quelques distractions à sa petite amie. Puis, soudain, ce jeune homme part en expédition, entre, revolver au poing, dans une pièce pleine de monde, et se met à tirer ! Je dis que c’est impossible ! Ce n’était pas dans son tempérament et ça ne tient pas debout !

Craddock avala sa salive. Cette opinion, c’était celle de Letitia Blacklock. C’était également celle de la femme du pasteur. Et aussi, de plus en plus, la sienne à lui.

— Alors, miss Marple, peut-être nous direz-vous ce qui s’est passé ?

Sans le vouloir, il avait donné à sa question une sorte de brutalité agressive.

— Comment le saurais-je ? J’ai lu l’article du journal, mais il ne dit que peu de chose... On peut faire des hypothèses, certes, mais on n’a aucune donnée certaine.

— George, dit sir Henry, serait-il antiréglementaire que miss Marple fût autorisée à lire les notes que Craddock a rédigées sur les entretiens qu’il a eus à Chipping Cleghorn ?

— Je l’ignore, répondit Rydesdale, mais je ne suis pas arrivé au poste que j’occupe sans oublier le règlement de temps à autre et, ces notes, je ne vois aucun inconvénient à ce que miss Marple les lise. Je serai curieux d’avoir son avis.

Miss Marple était fort gênée.

— J’ai bien peur, dit-elle, que sir Henry ne vous ait exagéré mes mérites ! En réalité, je n’ai aucun don... Aucun, vraiment !... Une certaine connaissance de la nature humaine, peut-être, mais c’est tout... J’ai tendance, je le crains, à toujours me méfier. Ce n’est pas très sympathique, mais, cette méfiance, l’événement la justifie si souvent !

Rydesdale remit à la vieille dame les feuillets que Craddock avait lui-même dactylographiés.

— Lisez ça ! Vous n’en aurez pas pour longtemps et peut-être découvrirez-vous quelque chose qui nous a échappé ! L’affaire va être classée, mais je ne serai pas fâché, avant de clore le dossier, de recueillir l’opinion d’un détective amateur.

Les trois hommes gardèrent le silence durant la lecture. Celle-ci terminée, miss Marple posa les feuillets avec un léger soupir.

— Tous ces gens font de la scène des relations différentes, il y a les choses qu’ils ont vues et celles qu’ils s’imaginent avoir vues.

Craddock était assez déçu. Il s’était demandé si, tout compte fait, sir Henry n’avait pas raison de croire aux merveilleuses facultés de sa vieille « toquée », il avait fini par se convaincre qu’il était, après tout, bien possible qu’elle mît le doigt sur le petit fait révélateur que personne n’avait aperçu. Or, elle se contentait d’énoncer des vérités premières assez enfantines.

— Les faits, dit-il, apparaissent indiscutables. Tous ces gens-là ont vu la même chose. Ils ont vu un homme masqué ouvrir la porte. Il avait un revolver et une torche électrique. Il les a tenus sous la menace de son arme. Et cela, ils l’ont vu !

— Sans doute, répondit miss Marple d’une voix douce. A cela près qu’en fait ils ne pouvaient rien voir du tout...

Craddock ne laissa rien paraître de sa surprise. Miss Marple était plus fine qu’il ne croyait ! Il lui avait tendu un piège, elle l’avait évité. Ça ne changeait rien aux événements, mais elle s’était, comme lui-même rendu compte que, l’homme masqué, les gens qui étaient dans le salon, n’avaient pas pu vraiment le voir !

Les joues un peu roses, les yeux brillants, miss Marple poursuivait :

— Si j’ai bien compris, le vestibule n’était pas éclairé ?

— Il ne l’était pas.

— Par conséquent, si l’homme était dans le noir et dirigeait sur la pièce la lumière d’une torche puissante, on ne pouvait le voir, lui. On ne voyait que sa torche.

— Exact.

— Donc, quand certains des assistants déclarent qu’ils ont vu un homme masqué, ils font état, sans s’en rendre compte, non pas de ce qu’ils ont vu à ce moment-là, mais de ce qu’ils ont vu plus tard, quand la lumière est revenue. Ce qui, si je ne me trompe, s’accorderait assez bien avec l’hypothèse que ce Rudi Scherz n’était en définitive que le pauvre type qui devait tout prendre sur le dos, celui qui aurait à répondre du crime commis en réalité par un autre.

— Dois-je comprendre, demanda Rydesdale avec un petit sourire indulgent, que vous pensez qu’il se serait laissé persuader par un inconnu d’aller tirer des coups de revolver dans un salon plein de monde ? Une singulière mission, vous en conviendrez !

— A mon avis, reprit miss Marple, on l’avait persuadé qu’il s’agissait d’une farce. Naturellement, on l’avait payé. Entendez qu’il avait reçu de l’argent pour faire passer une annonce dans le journal, pour reconnaître les lieux, et, enfin, pour venir ce soir-là, masqué et tout de noir vêtu, afin d’ouvrir brusquement la porte, brandir sa torche et crier : « Les mains en l’air ! »

— Et payé aussi pour tirer des coups de revolver ?

— Mais non ! Il n’a jamais eu de revolver !

— Pourtant, ils disent tous...

Rydesdale n’acheva pas sa phrase.

— Aurait-il eu un revolver, personne n’aurait pu le voir ! Pour moi, il n’en avait pas. Il a crié : « Haut les mains ! » et je crois qu’à ce moment-là, dans l’obscurité, quelqu’un s’est tout doucement glissé derrière lui, pour tirer par-dessus son épaule deux coups de revolver. Il a eu terriblement peur, il s’est retourné et c’est alors que l’autre l’a abattu, laissant ensuite son arme tomber par terre, juste à côté de lui...

Les trois hommes regardaient miss Marple. Sir Henry parla le premier.

— C’est une hypothèse très plausible.

— Mais qui serait cet X qui évoluait dans le noir ? demanda Rydesdale.

— Pour le savoir, répondit miss Marple, il faudra que vous obteniez de miss Blacklock qu’elle vous dise qui pouvait vouloir la tuer.

— Vous pensez donc que c’est elle qu’on voulait assassiner ?

— C’est ce que les apparences donnent à croire. Je suis convaincue que la personne qui employait Rudi Scherz lui avait recommandé de garder le secret et il se peut bien qu’il ne l’ait pas fait. S’il a parlé à quelqu’un, c’est certainement à Myrna Harris.

Craddock se leva.

— Je vais de ce pas voir la jeune Myrna.

Miss Marple hocha la tête en signe d’approbation.

— Excellente idée, inspecteur ! Je me sentirai beaucoup mieux quand vous aurez parlé avec elle, parce que, si elle vous dit tout ce qu’elle sait, sa sécurité sera beaucoup plus assurée.

 

3

 

— Je vous assure que je n’ai jamais été si désolée de ma vie, se confessa Myrna Harris, parce que maman est de ces gens qui s’affolent tout de suite... et j’ai bien l’air d’être complice !... Et c’est pour ça que je n’osais pas vous dire que je me figurais qu’il ne s’agissait vraiment que d’une blague !

L’inspecteur Craddock répéta les phrases rassurantes qui étaient venues à bout de la résistance de la jeune femme.

— Je vais tout vous dire, reprit-elle. Seulement, vous me promettez que vous ne me mêlerez pas à l’affaire ? A cause de maman... Ça a commencé le jour où Rudi m’a donné un rendez-vous pour se décommander ensuite. Nous devions aller au cinéma, ce soir-là, et voilà qu’il m’annonce qu’il ne pourrait pas venir ! Naturellement, j’ai pris ça assez mal. Là-dessus, il me dit que ce n’était pas sa faute, qu’il avait un petit boulot à faire ce soir-là, que c’était du travail qui valait le déplacement. Je l’interroge sur ce boulot dont il me parlait, il me recommande de n’en parler à personne et il m’explique qu’il s’agit d’une bonne farce, un « hold-up » à la blague, qui devait avoir lieu chez des gens qui recevaient ce soir-là. Il me montre, comme preuve, l’annonce qu’il avait fait mettre dans le journal et j’ai trouvé ça rigolo. Là-dessus, il me dit qu’il trouvait cette histoire-là idiote, mais qu’elle ressemblait bien aux Anglais, des gens qui restaient des gosses toute leur vie sans jamais atteindre l’âge de raison. Vous pensez la tête que j’ai faite quand j’ai lu ce qui s’était passé, qu’il n’était pas question de blague du tout, que Rudi avait vraiment tiré sur des gens et qu’il s’était suicidé ensuite ! J’ai pensé que, si je disais que j’étais au courant, on se figurerait que je savais tout ! Je ne savais même pas qu’il avait un revolver et il ne m’avait d’ailleurs pas dit qu’il en emporterait un.

Craddock, une fois encore, rassura la jeune femme. Après quoi, il posa la grosse question :

— Et cette farce, qui l’avait montée ? Il vous l’a dit ?

— Non.

— Il n’a nommé personne ?

— Personne. Il disait seulement : « Je rirai un drôle de coup quand je verrai leurs têtes ! »

Craddock songea qu’on ne lui avait guère laissé le temps de rire.

 

4

 

— Ce n’est qu’une hypothèse, concéda Rydesdale dans la voiture qui ramenait les trois hommes à Medenham. Il n’y a rien pour l’étayer, absolument rien. Disons qu’il s’agit des divagations d’une vieille fille et laissons tomber ! Vous êtes d’accord ?

— Pas tellement, monsieur ! protesta Craddock.

— C’est si peu vraisemblable, tout ça ! Cet X mystérieux qui surgit dans le noir derrière notre ami suisse, d’où vient-il ? Qui est-il ? Et qu’est-il devenu ?

— Il est possible qu’il soit entré, comme Scherz lui-même, par la petite porte... Ou bien qu’il soit venu de la cuisine.

— Vous voulez dire : « Qu’elle soit venue de la cuisine ? »

— C’est une possibilité, monsieur. Cette fille ne m’inspire aucune confiance. Ses hurlements, ses crises nerveuses, c’est peut-être du chiqué ! Elle peut avoir eu de l’ascendant sur Scherz, l’avoir fait entrer dans la maison au bon moment, avoir machiné toute l’affaire, abattu le jeune imbécile dont elle s’est servie et, son coup réussi, avoir vivement gagné la salle à manger, pour y empoigner sa peau de chamois et attaquer sa grande scène d’hystérie.

— Vous négligez le témoignage d’Edmund Swettenham, qui est formel : la porte de la salle à manger était fermée à clef à l’extérieur et c’est lui-même qui l’a ouverte. Y a-t-il d’autres portes dans cette partie de la maison ?

— Oui, monsieur, celle qui mène à l’escalier qui est sur le derrière et à la cuisine, qui est juste sous cet escalier. Mais elle n’a plus de bouton. Il s’est cassé il y a trois semaines, paraît-il, et on n’est pas encore venu le réparer. L’histoire est bizarre, mais elle semble vraie. La broche et les deux boutons étaient sur un rayon, dans le vestibule. Couverts de poussière... ce qui n’empêche qu’un professionnel aurait eu plusieurs moyens différents d’ouvrir cette porte.

— Il faudra vous renseigner sur cette fille et vérifier ses papiers. Je doute pourtant que l’hypothèse vaille quelque chose...

Rydesdale posait son regard dans celui de son subordonné.

— Je comprends votre scepticisme, Monsieur Craddock. Mais je serais, quant à moi, fort heureux de rester encore un peu sur l’affaire...

— J’aime entendre des propos de ce genre-là.

— Nous pourrions travailler sur le revolver. Si l’hypothèse est valable, il n’appartenait pas à Scherz. Personne, d’ailleurs, ne nous a dit qu’il en avait un.

— L’arme est de fabrication allemande.

— Sans doute, monsieur, mais des armes fabriquées sur le continent, on ne voit plus que ça ! Tous les militaires en ont rapporté. On ne peut pas espérer grand-chose de ce côté-là.

— Vous voyez d’autres points sur lesquels faire porter votre enquête ?

— Le mobile... Il doit exister. Si l’hypothèse correspond à quelque chose, l’affaire de vendredi était bel et bien une tentative d’assassinat. Quelqu’un a essayé de tuer miss Blacklock. Alors, pourquoi ? C’est la question qui se pose et, si quelqu’un peut y répondre, ce doit être miss Blacklock elle-même.

— Il me semblait que l’idée qu’on avait voulu l’assassiner lui paraissait ridicule ?

— L’idée que Rudi Scherz voulait l’assassiner, oui, et elle avait raison !

— Et puis, monsieur, il y a encore autre chose !

— Quoi donc ?

— Il pourrait y avoir une seconde tentative d’assassinat.

— Laquelle prouverait incontestablement que l’hypothèse tient debout ! A propos, veillez sur miss Marple, voulez-vous ?

— Sur miss Marple ?

— D’après ce qu’elle m’a raconté, elle va venir s’installer à Chipping Cleghorn, au presbytère. Elle se rendra à Medenham Wells deux fois par semaine, pour son traitement. Si j’ai bien compris, cette dame... Harmon, je crois, est la fille d’une vieille amie de miss Marple.

— J’aurai préféré qu’elle restât où elle est.

— Vous craignez qu’elle ne vous coupe l’herbe sous le pied ?

— Ce n’est pas ça, monsieur. Seulement, c’est une brave petite vieille et ça m’ennuierait qu’il lui arrive quelque chose...